Charles Joseph Minard est connu pour sa Carte figurative des pertes successives en hommes de l’armée française dans la campagne de Russie 1812-1813, « probablement le meilleur graphique statistique jamais dessiné » d’après le statisticien sémiologue Edward Tufte.
Ce que l’on sait moins, c’est que Minard l’a publiée à 88 ans, un an avant sa mort survenue en 1870. C’est le geste artistique ultime d’un homme dont les dernières années ont été les plus fécondes.
Vite reconnue pour sa puissance visuelle et sa « brutale éloquence » (Étienne-Jules Marey), cette carte appartient en réalité à une planche plus vaste, figurant en vis-à-vis les pertes de la marche d’Hannibal de l’Espagne vers l’Italie, et celle de Napoléon. Minard a utilisé volontairement la même échelle numérique pour ces 2 figures, afin d’en faciliter la comparaison.
Il avait connu en 1813 les rigueurs du siège d’Anvers par l’armée prussienne. A la fin de sa vie, malade, infirme, sentant l’histoire se répéter, avant de quitter Paris pour fuir l’avancée allemande, il souligne ainsi l’énormité des pertes humaines de son siècle et l’absurdité de la guerre.
C’est une fois retraité, à 70 ans, que Minard s’est montré le plus créatif et pionnier dans le domaine de la statistique, discipline encore jeune, et de la cartographie « figurative ». S’il s’est spécialisé dans les cartes de flux, il a été le premier à utiliser des camemberts sur une carte.
Avant le très original traitement de l’axe temporel dans sa carte sur la campagne de Russie de 1812-1813, il avait proposé des cartes comparatives, à échelle constante dans le temps. A la rigueur du légendage et du commentaire s’ajoute ici un graphique de synthèse, avec des courbes d’évolution.
La carte de la campagne de Russie est tellement iconique que, tel le tableau d’un grand peintre ou la photo d’un modèle, elle a fait l’objet de retouches anonymes. La célèbre planche que l’on voit publiée chez Tufte ou sur Wikipedia est en réalité une copie de l’original conservé en France, avec de subtiles améliorations de netteté (typographie), mais aussi une légère altération des couleurs. Norbert Landsteiner avance qu’Elaine Morse, autrice d’une méticuleuse version anglaise de ce graphique, en est probablement à l’origine (peut-être a-t-elle voulu s’exercer avant de se lancer dans la traduction).
Noter cette curieuse mention apposée par Minard pour conclure sa fresque, comme pour souligner l’inanité de toute cette aventure : « Les Cosaques passent au galop le Niemen gelé ».
Quelques jours auparavant, le franchissement de la Bérézina n’avait pourtant pas été le désastre que l’on croit. Les historiens la considèrent comme « une bataille victorieuse menée dans une campagne perdue », car l’essentiel des maigres troupes restantes ont réussi à traverser, malgré l’opposition des trois armées russes.
Beaucoup s’interrogent sur cette branche qui relie Polotzk à Bobr. C’est à Polotzk que fut stoppée, dès le début de la campagne, l’avance vers le nord d’un corps d’armée mené par Nicolas-Charles Oudinot. Napoléon, tout en poursuivant sa marche vers Moscou, entendait alors faire pression sur l’empereur Alexandre réfugié à Saint-Pétersbourg. Contraint après la seconde bataille de Polotzk de rejoindre la Grande Armée de Napoléon en retraite, Oudinot la précède à Borisov et jouera un rôle crucial pour préparer et sécuriser le franchissement de la Bérézina. Il aura lieu un peu plus au nord, au niveau du petit village de Studienka.
Pour en savoir plus et découvrir l’extraordinaire richesse du travail de Charles Joseph Minard, avec des couleurs superbement conservées, il faut lire l’ouvrage de Sandra Rendgen, paru en anglais mais bientôt disponible en français (novembre 2020). En voici un aperçu : https://visionscarto.net/charles-joseph-minard-cinquante-cartes
Outre Edward Tufte, Minard continue d’inspirer d’éminents et jeunes chercheurs en datavisualisation, comme Mike Bostock (D3) ou Hadley Wickham (R/ggplot2), qui ont recréé, l’un avec protovis, l’autre avec R, leur propre version de cet incroyable graphique : http://datavis.ca/gallery/re-minard.php
Bonjour,
les originaux sont-ils visibles par le public ?
Merci d’avance.
Bonjour, je suppose que certaines d’entre elles sont visible à l’École des Ponts-et-Chaussées à Paris. La personne la mieux informées sur le sujet est sans doute Sandra Redgen, dont l’ouvrage est cité plus haut. Vous pouvez la joindre par exemple via twitter : @srendgen ou son site web : https://sandrarendgen.wordpress.com/
Oui elles sont visibles au public sur la bibliothèque numérique de l’Ecole des Ponts :
https://heritage.ecoledesponts.fr/ark:/12148/btv1b10484829h.r=minard?rk=257512;0
Merci pour cette précision et cette précieuse ressource.