Lorsque l’on s’intéresse, comme nous à icem7, à la sémiologie graphique, il est incontournable de s’interroger à propos de Jacques Bertin. Afin de dresser son portrait, j’ai entrepris quelques recherches à son sujet. Aujourd’hui, Internet rend cela plus facile (à condition de ne pas se laisser noyer par la quantité d’informations).
Jacques Bertin, celles et ceux qui s’intéressent à la cartographie thématique le savent, est le père de la sémiologie graphique. Il est l’auteur de l’ouvrage de référence à ce propos, Sémiologie graphique : les diagrammes, les réseaux, les cartes, paru pour la première fois en 1967, réédité en 1973, puis en 1999, toujours considéré aujourd’hui comme un fondamental de cette approche interdisciplinaire, à l’intersection entre la géographie, la cartographie, la statistique.
Jacques Bertin est cartographe. Il convient de le préciser dans son moteur de recherche, pour éviter toute confusion avec un homonyme encore plus illustre, Jacques Bertin, chanteur [1]. Wikipédia compte une notice pour chacun des deux hommes.
Les principes énoncés par Bertin sont toujours inspirants
Revenons au cartographe qui, décédé en 2010, aurait eu 100 ans en 2018. En 2017, pour célébrer le 50e anniversaire de la première publication de son œuvre principale, une rétrospective lui a été consacrée. Gilles Palsky lui a rendu hommage en expliquant en quoi « le traité de Jacques Bertin s’est imposé comme une sorte de doxa cartographique et a modelé la pratique de générations de cartographes depuis les années 1970. »
Jacques Bertin a passé l’essentiel de sa vie professionnelle à la tête de l’Atelier de cartographie, renommé ensuite Atelier de graphique, au sein de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Outre le considérable pavé de 430 pages déjà cité, il a publié en 1977 La graphique et le traitement graphique de l’information, ainsi qu’un Atlas historique de l’humanité.
En tant que cartographe, il est aussi l’auteur, en 1953, d’une projection de la carte du monde tout à fait singulière. Cette représentation, outre ses qualités esthétiques (Jacques Bertin, fils d’un peintre, était très attaché à ces questions), a pour caractéristique de ne pas trop modifier la forme des continents (sauf celle de l’Amérique du Nord).
Généralement, les ouvrages signés par des universitaires sont truffés de références bibliographiques. Ce n’est pas le cas des livres de Jacques Bertin, puisque ce dernier a consacré sa carrière à défricher un domaine entièrement nouveau à cette époque. En revanche, ses écrits sont cités en références dans d’innombrables publications scientifiques. Une requête dans Google Scholar, moteur de recherche académique, renvoie plus de 3 000 résultats à partir de « Jacques Bertin ».
La Sémiologie graphique a marqué les esprits en France, non seulement à l’université, mais aussi à l’Insee, la Datar, l’IGN, Sciences Po… Ce fut aussi le cas aux États-Unis, mais plus de 15 ans après, avec la première traduction en anglais, Semiology of Graphics (University of Wisconsin, 1983). Jacques Bertin est tout autant, voire plus populaire outre-atlantique qu’en France. Il a influencé les plus grands chercheurs en visualisation : Edward Tufte, Leland Wilkinson, puis la nouvelle génération des Hadley Wickham (R), Mike Bostock (D3), Jeffrey Heer (Vega), qui le citent comme une référence majeure.
L’image d’un homme modeste
Cependant, il n’y a que peu de traces laissées sur l’homme qu’il était. Il faut bien chercher pour trouver des images qui montrent son visage. Je n’en ai trouvées que 4 ou 5, toutes de petite taille, souvent en noir et blanc. Elles montrent un homme d’allure débonnaire, avec un visage rond, un crâne largement dégarni, un regard vif derrière de grandes lunettes, souvent la pipe à la main. On imagine quelqu’un de calme, modeste et néanmoins solide et déterminé.
Il a conduit ses travaux à une époque où l’informatique n’était pas aussi puissante et accessible qu’aujourd’hui et a mené ses recherches à partir d’observations empiriques.
Il a mis au point une méthode manuelle astucieuse pour trier et ordonner un tableau croisé, connue sous le nom de « matrice de Bertin ». Cette méthode a été automatisée et est accessible en ligne sous le nom de « bertifier ». Cela n’est pas donné à tout le monde de voir son patronyme transformé en nom commun !
Ce que voient nos yeux et ce que comprend notre cerveau
Si Jacques Bertin poursuivait ses travaux de nos jours, je suis sûre qu’il se passionnerait pour les neurosciences, qui cherchent à comprendre le fonctionnement de notre système nerveux. Il se pencherait sans nul doute sur la question de comment notre cerveau interprète ce que nos yeux perçoivent, à la lumière de ce que montrent les nouvelles techniques d’imagerie médicale par résonance magnétique.
Un élément central de ses travaux porte sur les perceptions visuelles. Il a décrit et théorisé la notion de variables visuelles en partant du constat que nos yeux cherchent d’abord à reconnaître des similitudes ou repérer des différences.
Comparer, trier, classer, ordonner : à chaque instant, notre cerveau analyse chaque image qui nous tombe sous les yeux.
Jacques Bertin a identifié 6 variables rétiniennes qu’il convient de savoir utiliser à bon escient pour construire une représentation graphique : taille, valeur, grain, couleur, orientation et forme. Aujourd’hui, des outils graphiques aussi populaires que Tableau, GGplot2, Vega utilisent explicitement le concept d’encodage d’indicateurs en variables visuelles élémentaires.
Une idée forte de la « pensée bertinienne » est que nos yeux appréhendent d’abord une image comme un tout. Il convient par conséquent que l’image délivre son message directement, dès que le regard se pose sur elle. Pour qu’une image délivre son message, il ne doit pas être brouillé par des éléments parasites. Pour obtenir in fine une représentation graphique claire et efficace, le travail de préparation et de construction en amont peut s’avérer complexe.
Quelques références
- Hypergéo :
- Cybergéo :
- La graphique et le traitement graphique de l’information
- Tableau des niveaux des variables rétiniennes
- Design graphique et recherches en sciences sociales. Jacques Bertin et le Laboratoire de Graphique. EHESS 1954-2000
- Projection Bertin (1953)
- Archives du Laboratoire de cartographie de l’EPHE/EHESS aux Archives nationales – un instrument de recherche en ligne
- Comment fabriquer une « matrice de Bertin » : DIY Bertin Matrix
- L’œil du peintre : une courte vidéo qui montre Jacques Bertin !
[1] Jacques Bertin, le chanteur, plus jeune que le cartographe, est toujours de ce monde. À près de 75 ans, il continue de mener une carrière discrète dans la chanson française « à textes », loin des paillettes du show business. La célébrité est une notion relative… Parmi les quelques 20 000 personnes portant le patronyme Bertin, un certain nombre doit se prénommer Jacques… Le réseau professionnel LinkedIn en compte 52 (mais une seule page icem7 ).